top of page

Saint Denis et les saints céphalophores

Dernière mise à jour : 14 nov. 2020

Ou les saints qui portent leurs têtes vers des fontaines et des pierres

par Raymond Delavigne ( GIDFMF )

statue de Saint Denis tenant sa tête, mur sud de Notre-Dame de Paris, ph. A. Ortenzio (GIDFMF)

Saint Denis est avec Sainte Geneviève et Saint Marcel, l'un des trois grands saints parisiens. C'est le premier évêque de Paris (épiscopat du milieu du IIIème siècle) et le prototype du saint "céphalophore". On appelle ainsi les saints ou saintes qui selon leur légende subirent la décapitation et ramassèrent leur tête pour la porter sur une certaine distance vers un but qui n'est pas quelconque. On compte ainsi plus de 150 "céphalophores" en Europe, dont 40 en Ile-de-France, sur un total d'une soixantaine en France. (46)


Saint Denis se rattache à une longue tradition mythique de la décapitation associée à des rites de fondation et de fertilité pour lesquels la pierre et l'eau jouent un rôle essentiel. On sait par ailleurs le rôle fondateur qu'a joué le site de Saint-Denis dans l'histoire de la France, en tant que nécropole royale par exemple.

Sans remonter aux cultes des têtes coupées des Celtes, et à la première légende grecque de céphalophorie de Persée et de la Gorgone qui donna naissance à Pégase et celui-ci, à la fontaine Hippocrène, d'un coup de son sabot ; il y a une continuité chrétienne précoce avec le martyre de Saint Jean-Baptiste et celui Saint Paul.

Le lien avec l'eau fut maintenu. En effet, la tête coupée de Saint Paul, en rebondissant trois fois sur le sol, donna naissance à trois fontaines !


Les conditions d'apparition de la céphalophorie dans la légende de Saint Denis au IXème siècle ne sont pas très claires. Elle fait suite au récit de la décapitation du saint au VIème siècle. Saint Denis d'origine grecque était réputé venir d'Italie au IVème siècle et aurait subi le martyre à Paris, après avoir évangélisé la région ; mais l'historicité même du saint est mise en doute par les spécialistes. En effet, son nom est le même que le dieu Dionysos et ses deux compagnons, Rustique et Eleuthère sont précisément deux surnoms de Dionysos, respectivement en latin et en grec ! (47)


Quoiqu'il en soit, ils auraient été décapités tous les trois, quelque part sur le flanc nord ou au pied de la butte Montmartre qui était un mont Mercure, marquant, au passage, une continuité sacrée des lieux. Une abbaye de femmes y avait pris la suite d'un temple païen détruit, ainsi que l'idole qu'il contenait, par un violent orage au début du XVIIème siècle. Le supplice a été associé à une des sources qui jaillissaient là, la fontaine du Buc ou du But ou encore du San, sur le flanc nord, fontaine vers laquelle le saint aurait couru après avoir ramassé sa tête et dans laquelle il l'aurait lavée. De ce fait, "les eaux de cette fontaine, encore appelée "rivière de Saint Denys" étaient fort renommées aux siècles derniers et avaient la réputation de guérir les fièvres; il suffisait d'y tremper l'index ou le médius"( 48).


La marche vers l'eau et le lavage de la tête est un point important du scénario mythique des céphalophores. Il semble en effet, qu'ils aient besoin d'une eau jaillissante pour accomplir leur rite ainsi que d'une pierre. Par ailleurs leur marche est toujours dirigée vers une dame située sur une hauteur.( 49) Ainsi Saint Denis aurait pris le chemin du nord vers le lieu de Catolacus ou Catulliacus (l'actuelle ville de St-Denis à proximité des marais du confluent du Croult et de la Seine) où une sainte dame nommée Catulla (la Chienne en latin), l'aurait accueillie et aurait pris soin de lui, comme le faisait les déesses maternelles celtiques ou même la Minerve grecque vis-à-vis de la Gorgone (50). Ce dernier nom la rattache aussi aux croyances celtiques comme "les sources et les puits aux eaux bénéfiques, le culte de Saint JeanBaptiste, certains détails du culte de Saint Denis souvent comparé au soleil ou à un de ses rayons [sont]: autant de vestiges médiévaux du culte des eaux et du soleil, qui sacralisait anciennement le site" (51).


La fontaine de Saint Clair à Saint-Clair-sur-Epte avait d'excellentes vertus curatives, notamment pour les yeux. Elle provient de trois sources : Pont-Rouge, Chemin du Diable, Fontaine de la Fosse au Diable. Elle doit son origine légendaire au martyre, en cet endroit, de Saint Clair en 884, une fontaine ayant jailli à proximité de l'ermitage du saint. Par ailleurs, l'église du lieu conserve deux colonnes d'un temple à Vulcain, ce qui laisse supposer un culte préexistant dans le voisinage. (52)


Saint-Yon est une petite commune de l'Essonne, entre Arpajon et Saint-Chéron.

En 287, Ionas, alias Ion ou Yon, disciple de Saint Denis était en train de prêcher, avec beaucoup de succès, sur la butte qui domine le paysage et porte maintenant sa petite église. Trois soldats romains dépêchés par le chef de la garnison voisine basée à Châtres (ancien nom d'Arpajon) ont pour mission de lui couper la tête; ce qu'ils font sur le champ. La tête de Ionas roule à terre et dévale la pente jusqu'au bas de la butte. Une aura de lumière illumine et entoure son corps. Il se lève et descend la pente à la recherche de sa tête. Il la trouve près de la fontaine qui porte depuis son nom et il y lave sa tête ensanglantée avant de remonter sur la butte de Saint-Yon où il sera enseveli. Une pierre de la fontaine, rougie par le sang du saint témoignerait encore de ce drame (53).


Paris conserve le souvenir d'un autre saint céphalophore du Vème siècle : Saint Lucain d'Aquitaine, dont Notre-Dame de Paris abritait les reliques. Il aurait eu la tête tranchée et, selon la légende, "il se leva sur ses pieds, la reprit entre ses mains et la porta comme en triomphe à une demie-lieue de l'endroit où il avait été exécuté; il la mit sur la pierre qui, en mémoire d'un si grand prodige a été appelée depuis la Pierre-SaintLucain" (54).


A Savins, en Seine-et-Marne, aurait eu lieu le martyre d'un saint local Saint Lié, au XIIème siècle ? Réfugié dans un orme près d'une fontaine, ses poursuivants attaquèrent l'arbre à la cognée. Pour ne pas voir l'arbre saigner, Lié sauta à terre mais sa tête vint heurter une pierre et on la lui coupa d'un coup de hache alors qu'elle reposait encore sur la pierre. "Le corps du jeune Lié se leva, ramassa sa tête qu'il embrassa" ! (sic). Il la porta jusqu'à l'église du village, dédiée à Saint Denis, "dont les portes s'ouvrirent seules et les cloches sonnèrent d'elles-mêmes". Une fontaine, une pierre tachée de son sang, des ormes portaient son nom et étaient l'objet de dévotions : linges trempés dans la fontaine, enfants passés à travers un trou de la pierre...La fable est manifestement inspirée de celle de Saint Denis et ce d'autant plus que les noms latins de Denis et de Lié sont des noms du dieu romain Bacchus !55


Dans les Yvelines, la commune de Sainte-Mesme porte le nom d'une sainte qui y subit le martyre par décapitation, de la main même de son frère Mesmin, devenu après son repentir, Saint Mesmin, tous noms qui ont pour origine l’adjectif latin maximus. Une belle fontaine à dévotions dédiée à la sainte, avec sa statue, occupe le centre du village tandis que celle de son frère se cache dans les bois, à l'endroit où il aurait vécu en ermite, au-delà de la rivière de l'Orge. On y vient en pèlerinage à ses abords et on y noue encore des pousses de bois vert, châtaignier ou autre.


Pierre Saintyves (56) cite une liste de saints céphalophores en appendice de son étude sur les saints céphalophores, dont figurent ci-dessous ceux dont le martyre eut lieu en Ile-de-France : "- Ceran ou Ceraune 25 ème archevêque de Paris; VI ème siècle. - Clair du Vexin, prêtre ou évêque, VII ème ou IX ème siècles. - Denis de Paris et ses compagnons Rustique et Eleuthère, en 272. - Denis l'Aéropagite évêque d'Athènes, en 95, confondu avec le précédent. - Lucain, à Lagny, V ème siècle. - Nicaise ou Nigais, évêque de Rouen à Ecos dans le Véxin, avec Quirin et Scuvicule ( = Escobille), en 286. - Yon compagnon de St Denis, à Châtres (aujourd'hui Arpajon), époque incertaine." Cette liste n'est pas exhaustive.

-----------------------------

Auteur de l'article : Raymond Delavigne d'après "Aperçu sur un patrimoine légendaire méconnu : des déesses et des dieux, des saintes et des saints, des géants et des nains, des dragons et des fées… L'exemple de l’eau symbolique et sacrée en Île-de-France".

----------------------------

- 1 Des noms de cours d'eau et de sources témoignant de leur caractère sacré.

- 2 Le pilier des Nautes Parisiaques : vestige archéologique d'un culte des bateliers-marchands et sa succession chrétienne.

- 3 Les zones inondables et les saints vainqueurs de dragons (dits « sauroctones »), ou la personnification de l'eau terrifiante.

- 4 Les saints et saintes qui portent leurs têtes (dits « céphalophores »), vers des fontaines sacrées.

- 5 Le symbolisme de la traversée des eaux (gués, bacs et ponts) par les passeurs mythiques vers l'au-delà.

- 6 Les îles et confluents en tant que lieux sacrés.

- 7 Les saints et saintes « météorologiques », régulateurs du climat.

- 8 Les êtres mythiques, habitants et gardiens des puits et les puits sacrés.

- 9 Les eaux qui guérissent.

- 10 Les lavoirs et lavandières suspects de paganisme.


Notes


(44) BRICON (Daniel) : "Epône, raconté aux Eponois", Ed. ville d'Epône, 1982.

(45) DELAVIGNE (Raymond) : "Zone inondable, saints, géants et dragons au nord-est d'Angers", in "Mythologie Française", avril-juin 1980, pp. 47-7O.

(46) LOMBARD-JOURDAN (Mme Anne) : "Montjoie et Saint Denis ! Le centre de la Gaule aux origines de Paris et de Saint-Denis", Presses du CNRS, Paris, 1989, 392 p

(47) TURBIAUX (Marcel) : "Saint Denis est-il Dionysos ?", in Bulletin de la Société de Mythologie Française, N° 145, avril-juin 1987, pp.15-34.

(48) "Les sources de Montmartre"in "L'eau et l'industrie", N° 59, novembre 1981.

(49) FROMAGE (Henri) : "Les aspects celtiques du personnage de Saint Denis", in Bulletin de la Société de Mythologie Française, N° 144, janvier-mars 1987, pp.15-27.

(50) WALTER (Philippe) : "Mythologie chrétienne. Rites et mythes du Moyen Age". Editions Ententes, Paris, 1992, 287 p.

(51) LOMBARD-JOURDAN (Anne) : "Montjoie et Saint Denis ...", op. cit. 52BOUSSEL (Patrick) : "Guide de l'Ile-de-France mystérieuse". op. cit.

(53( LAURENT (Yannick) in "Environnement 91", N° 19, 1996.

(54) GUERIN (P.) : "Les Petits Bollandistes. Vies des saints". Bloud et Barral, Paris,1874.

(55) LECOTTE (Roger) : "Recherches sur les cultes .."; op. cit.

(56) SAINTYVES (Yves) : "En marge de la Légende Dorée. Songes, miracles et survivances." Robert Laffont, Collection Bouquins, 1987. Réimpression.-

Comments


bottom of page